Diasporik. Comment sortir du récit européocentré du monde et de la tentation de repli ?
Patrick Chamoiseau.
 Plusieurs nécessités s’imposent à nous pour sauvegarder l’entité Monde, avec tout le vivant, Gaïa. Les dominations capitalistes et racistes demeurent et l’alternative commence par assainir le récit du monde. Nos enfants vivent à l’échelle du monde, nous devons en raconter la multitude. 

Il faut mobiliser la pensée de l’humaine condition avec le vivant, l’Homme nouveau comme l’a théorisé Frantz Fanon. Il a montré à partir de son expérience psychiatrique dans l’Algérie coloniale, que dans son rapport au colon le colonisé vit une situation aliénante. Exclu de toutes les institutions sociales et coupé de son passé historique, il évolue dans un monde dichotomique : aux Blancs qui symbolisent la civilisation s’opposent les Noirs, incarnation du désordre et du mal. 

Il ne faut pas seulement renverser la domination, mais mettre à distance la prégnance de l’identité, les phénotypes, nourries par l’héritage colonial et esclavagiste puis chevauchées par le capitalisme… La survalorisation des fermetures identitaires auxquelles nous assistons réactive « les communautés archaïques », fantasmées sur la pureté de la « race » et l’autochtonie alors que la pensée de Glissant nous invite à choisir quelle est notre terre natale.

Ainsi, la lutte se fait principalement dans les imaginaires et l’énonciation, ce qui éclaire l’importance de politiques culturelles pour percevoir la multitude du monde. On s’aperçoit combien dès l’enfance, il y a une influence des œuvres artistiques et littéraires sur l’imaginaire sans que l’on en ait pour autant une connaissance parfaite. Dans Écrire en pays dominé, je considère que je suis un guerrier de l’imaginaire. Mon problème, c’est de pouvoir changer l’imaginaire, non d’effectuer un travail politique. Vouloir être indépendant alors qu’on n’a pas compris le monde, ce serait la pire des catastrophes. Vouloir être indépendant alors que l’on a un imaginaire dominé peut faire craindre le pire. Il faut permettre à chaque enfant d’être en contact à la diversalité du monde.

Vous dites être un créole américain, quels sont les en-communs de cette appartenance ?
Naitre dans la diversité est une alchimie complexe qui peut générer des tentations identitaires de « retour ». Mais je nais au moment où le monde contemporain apparaît. Je suis le résultat d’un processus composite de créolisation, car en-dessous du discours dominant, colonial, je nais dans la créolité héritée du système plantationnaire des Amériques. Je suis un créole américain, je ne suis plus un africain. Avec une conscience monde immédiate faite de tous les langages, les parlers.

De la créolisation émerge un nouveau monde qui nous indique qu’aucune civilisation ne sait faite ex nihilo. Toutes les cultures et civilisations sont créoles, mais dans une temporalité beaucoup plus large et diffuse qu’elle a pu être dans le système plantationnaire où elle a été contrainte et violente.

Comment expliquer l’échec des décolonisations ?
Les jeunes nations ont reproduit toute la formation identitaire États-Nationalistes, en pensant que les indépendances allaient résoudre le problème d’emprise sur le monde de la société occidentale. Dans les faits, la domination s’est poursuive. Les gens ont cru que les décolonisations allaient mener à l’émancipation car ils n’ont pas vu que la globalisation économique et l’économie de marché lui chevauchait le pas. De mon point de vue, lire Fanon seulement sous l’angle de la proto-colonisation n’est pas très intéressant. Par contre le Fanon de la « relation » comprend que nous pouvons effectuer une seconde naissance, et choisir notre terre natale. Par l’engagement qui est le sien et à partir de son expérience fondatrice de la guerre d’Algérie et du projet insurrectionnel, il dessine les contours d’une géopoétique algérienne et entreprend sa désaliénation. Fanon naît martiniquais, quitte la Martinique, s’en va dans la matière du monde et il renaît algérien où il adopte le Nous algérien qui devient déterminant ! Cela illustre que tous les devenirs minoritaires sont les nôtres mais ils sont également transitoires ! 

Comment promouvoir cette pensée de la relation face aux fièvres identitaires ?
Je reconnais que cette complexité de la relation n’est pas très mobilisatrice mais il nous faut la comprendre et rien de ce qui est humain ne nous est étranger. Edgar Morin l’a bien compris : « Le trésor de la diversité humaine c’est l’unité humaine mais le trésor de l’unité humaine c’est la diversité humaine ». Ainsi, la diversalité n’est ni l’universel occidental ni les particularismes. 

Édouard Glissant est un penseur de la complexité. Son esthétique du Tout-monde met en relation la politique, la philosophie et la poésie. Avec ce concept, il questionne la créolisation globale du monde. Dynamique récente, généralisée et accélérée en proie au phénomène de mondialisation. Naître en Créolité, c’est la condition composite de tous les Marseillais·e·s. Mais le fait colonial a survalorisé la question de l’identité, comme source de civilisation (une langue, un territoire, des phénotypes..). L’enjeu des nouvelles politiques culturelles est d’interroger la domination du récit occidental.

Comment vous positionnez-vous face au contre-discours décolonial ?

Évacuer tous les vestiges coloniaux qui se terrent dans les imaginaires est long et fastidieux donc le contre-discours décolonial peut devenir inefficace, tout en restant dans la galaxie du discours dominant. Le processus de créolisation se distingue du processus décolonial car il est conscient du problème de la domination invisible du capitalisme. 

La république une et indivisible nie l’histoire des peuples. L’entremêlement de la multitude des récits reste complexe, mais cette complexité est la seule voie possible : les histoires nationales ne donnent qu’une seule possibilité aux peuples comme aux individus. Nos imaginaires sont dominés par l’individualisme, le capitalisme, la face sombre de l’humain… Un récit capitaliste qui a réussi à chevaucher le récit identitariste nationaliste.

Pour vouloir exister, il faut appréhender sa propre existence et définir son rapport au monde, et cela n’est pas évident, nous ne savons pas  comment comprendre les identités, les cultures et les espaces composites. 

La voie de l’émancipation se dessine dans notre manière d’être présent au monde, dans une forme de mobilité, d’émancipation globale qui transmet aux enfants la diversité du monde. C’est ce que développe Achille Mbembe qui propose une lecture de Fanon sous l’angle de « L’éthique du passant », idée selon laquelle un être humain pourrait se définir autrement que par les accidents que sont la naissance, la nationalité ou la citoyenneté. Achille Mbembe défend l’idée que les crises humanitaires sont causées entre autres par « une inégale distribution des capacités de mobilité » et par le fait que la circulation représente la seule chance de survie pour beaucoup de personnes. 

ENTRETIEN REALISE PAR SAMIA CHABANI
à la Friche La Belle de Mai, dans le cadre du Festival La 1ère