Les éditions Multikulti et le média dailleursetdici.news ont lancé une tribune*, intitulée « L’édition au cœur d’une « guerre culturelle ». Catherine Argand, cofondatrice de Multikulti Editions, propose de revenir sur la situation de quasi-duopole de l’édition, et présente sa collection

Diasporik. Le monde de l’édition connait-il le même mouvement que celui de la presse avec l’acquisition et le contrôle de divers médias et entreprises par de grands groupes ?

Catherine Argand. Oui, Hachette et Editis concentrent 90 % de l’édition et veulent une croissance à deux chiffres pour leurs actionnaires. En une vingtaine d’années, leurs fusions acquisitions ont abouti à un quasi-monopole. Le groupe Hachette appartient actuellement à Vincent Bolloré. En 2023, la Commission européenne a autorisé le rachat de Lagardère par le groupe Bolloré, qui contrôle désormais Hachette Livre. Le groupe Editis appartient actuellement à Czech Media Invest, une entreprise contrôlée par le milliardaire tchèque Daniel Křetínský. L’existence de maisons indépendantes comme les éditions Maspero leur permet d’éviter la requalification en situation de monopole pur. 

Dans ce contexte, quelle est la motivation derrière le lancement de MultiKulti Editions ? 
Nous vivons dans une époque où les questions identitaires sont très fortes, où le RN gagne du terrain. La culture a un rôle très important à jouer dans la proposition d’imaginaires et le questionnement des stéréotypes. 

Notre collection est engagée et ouvre un espace narratif dédié aux tensions sociales, raciales, religieuses, liées aux genres, aux modes de vie, aux normes. Nous voulons proposer quatre publications annuelles, composées de trois romans ou essais et d’une revue. En privilégiant les voix plurielles, sans nous enfermer dans des caricatures avec la recherche d’une exigence de qualité littéraire. 

L’enjeu consiste à rendre visibles les invisibles, les écrits pas publiés, stigmatisés… On assiste dans le milieu de l’édition, comme en presse et TV, à un phénomène de tokénisme, pratique consistant à fournir des efforts symboliques d’inclusion vis-à-vis de groupes minoritaires pour échapper aux accusations de discrimination. L’illusion de diversité se manifeste souvent par la présence de personnages issus de minorités qui n’ont pas de rôle substantiel dans l’histoire. 

Les invisibles correspondent à toutes les personnes discriminées qui ne font pas l’objet d’un destin romanesque. Selon vous, les imaginaires d’exil sont-ils les plus dérangeants ?

Les imaginaires d’ailleurs des écrivains doivent rester d’ailleurs, c’est une sorte d’impératif catégorique qui assure l’illusion de non-discrimination. Mais les imaginaires d’ici, de l’exil, restent invisibles. De la même façon les discriminations liées à l’origine, au genre ou à l’orientation sexuelle restent difficiles à aborder. Elles exigent le respect de l’État de droit, le respect de la promesse républicaine entre concitoyen·nes et la reconnaissance de leur légitimité pleine et entière. Or dans les faits les citoyennetés sont à géométrie variable et inégalitaire. 

Comment favoriser la diversité des voix et des récits ?

Alors que la littérature participe d’une guerre culturelle impulsée par l’extrême droite, créer de nouveaux espaces d’expression et de diffusion grand public relève de l’urgence. L’ensemble de nos titres bénéficieront d’une mise en place d’environ 1 500 exemplaires et seront distribués et diffusés par Pollen. Marc Chebsun, cofondateur de Multikulti, a imaginé des couvertures marquantes, flanquées de courtes vidéos à l’atmosphère coup de poing. La maison lance aussi, pour sa prochaine parution, un appel à synopsis en vue d’une fiction sur les identités intersexes ainsi qu’une enquête autour de l’islamophobie et de l’antisémitisme.

Le monde de l’édition manque-t-il d’audace ? 

Disons que l’édition en France a loupé le livre numérique avec notamment le refus de baisser le prix pour rester plus cher que le livre de poche, le manque d’approche transmédias comme format complémentaire de la publication papier. C’est un rendez-vous manqué, le monde de l’édition reste un marché de l’offre et non de la demande, ce qui occasionne une grande quantité de livres, mais sans grande diversité. Nos QRcode inclus renvoient à des contenus audiovisuels qui font partie intégrante du livre. On peut lire la playlist qui est intégrée à la matière romanesque, le débat télévisé, différentes enquêtes. 

Trois fictions percutantes viennent de paraître,  polars et romans d’apprentissage qui s’adressent à un public large et portent des combats…

Oui, avec ces propositions, l’enjeu est de gagner un public qui n’est pas acquis mais toujours avec une signature, celle de la maison d’édition comme celle de l’auteur. 

Le polar de Soufyan Heutte, Rap au vif imagine l’existence d’un serial killer qui attaque des femmes portant le voile. Pour accompagner le texte et toucher un public qui ne va pas en librairie, l’auteur a prévu des mises en débats fictives, filmées sur des plateaux médiatiques et accessibles depuis des flashs codes en couverture du livre. Ce prolongement de sons et teasers documente le livre de façon très intéressante et contribue à multiplier les entrées dans la fiction. 

Deuxième polar de la maison, Et Bang ! de Marc Cheb Sun raconte la violence de luttes raciales au Pays Basque, et met en scène « les quasi-sectes d’ultra-droite qui vivent dans l’ombre du parti d’extrême droite ». De jeunes Blancs obsédés par les ghettos noirs américains, établissent des dynamiques de pouvoir et de marginalisation. Les femmes y ont un rôle important et intrigant. L’établissement thermal, point central du récit, est dirigé par Jeanne Labrume, une figure d’autorité forte et imposante, qui ajoute une dynamique intéressante à l’histoire. Les interactions entre les personnages féminins et masculins, ainsi que leurs rôles dans l’enquête sur la disparition d’un employé offrent une perspective diversifiée sur les événements. La bande son est signée Marc Chebsun !

Sur les pointes de Marie Vanaret, réalisatrice et scénariste, propose un récit d’émancipation féministe et de dénonciation du validisme, enrichi d’un entretien avec le spécialiste Gilles Pialoux. Dans un style très signé, l’autrice propose des tableaux successifs pour découvrir le destin d’une petite fille dans la France de l’après-guerre. Elle voit son destin contrarié mais sa ténacité pour être sur les pointes devient un combat. Un contexte culturel où le corps s’émancipe, mais où le validisme reste puissant…

Avec ces propositions, l’enjeu est de gagner un public qui n’est pas acquis mais toujours avec une signature, celle de la maison d’édition comme celle de l’auteur.