Diasporik. Quel est le point de départ de ce film documentaire ?
Joseph Paris. Le Repli est un film qui analyse la montée des discours racistes en France depuis le début des années 1980 et la restriction des libertés depuis 2015. J’ai commencé à y travailler en réaction aux discours publics post-attentats de 2015, en particulier celui sur la déchéance de nationalité prononcé par François Hollande devant le congrès réuni à Versailles. On se souvient comment il avait affirmé que la France était attaquée en tant que patrie des droits de l’Homme, proposant au même moment le projet de déchéance de nationalité, au mépris de la devise républicaine et en violation de l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme : la déchéance de nationalité c’est l’inégalité des citoyens devant la loi.
J’ai commencé à filmer l’obsession sécuritaire qui se mettait en place, en même temps que je faisais retour sur les archives politiques des 40 dernières années pour comprendre la progression de ces discours. La difficulté de produire un film sur ces thématiques a permis de l’inscrire dans un temps long : celui des archives, qui nous font revisiter la progression des discours islamophobes des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, et aussi l’accélération sécuritaire depuis 2015, illustrée notamment par la pérennisation de l’état d’urgence.
Selon vous, pourquoi est-il difficile pour l’opinion publique de comprendre que les Français de confession musulmane sont également victimes du terrorisme ?
J.P. Dans l’imaginaire collectif le monde musulman est associé à la violence, au fanatisme et au terrorisme. Mais admettre que les musulmans sont les premières victimes du terrorisme c’est remettre en question le récit officiel du « eux contre nous ». Cela remet aussi en question toute l’architecture du contre-terrorisme qui se fonde sur l’idée d’un ennemi intérieur lui-même l’extension de l’ennemi extérieur.
À quoi correspond la «zone grise » dont vous parlez dans le documentaire ?
Yasser Louati. La zone grise a été théorisée par Abu Musab Al Suri, tête pensante de Daesh. Pour lui, il s’agit de la faire disparaître. Elle correspond à la zone de cohabitation pacifique entre musulmans et non musulmans en Occident, plus particulièrement en Europe. C’est cette zone où chacun trouve sa place et qui s’oppose à une séparation. Ce qui est terrible, c’est que la presse majoritaire, les intellectuels publics, les polémistes, une partie influente du monde de la culture, et les gouvernements successifs depuis Hollande, ou Le Pen-compatibles sous Macron, disent et font exactement ce que Daesh attend d’eux. À savoir détruire cette zone grise et ne parler des musulmans qu’avec un discours belliqueux.
« Le Conseil Constitutionnel a nourri le monstre qui s’en prend désormais frontalement à lui »
Comment évaluez-vous la situation française en matière de racisme et d’État de droit, alors que Bruno Retailleau déclare que « L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré » ?
J.P. Cette déclaration ne sort pas de nulle part, elle fait suite notamment au lapsus de Macron visible dans le film, lorsque en voulant promettre la sortie de l’état d’urgence, sa langue fourche et il n’annonce rien de moins que « la sortie de l’État de droit », avant de se corriger. Lapsus qui sera rapidement suivi d’un acte : en promulguant la loi de « sortie de l’état d’urgence », qui en fait inscrit dans le droit commun l’essentiel des mesures de l’état d’urgence, il s’entoure du ministre de l’Intérieur, en l’absence notable de la ministre de la Justice. Il assume ainsi l’effacement de l’État de droit jusque dans l’image. Cela s’inscrit aussi dans un empilement de lois sécuritaires depuis 40 ans, qui constituent de sérieuses entorses aux libertés fondamentales. En les ayant laissé passer, le Conseil Constitutionnel a nourri le monstre qui s’en prend désormais frontalement à lui.
On est en train de vivre un véritable effondrement de l’État de droit. Dans le film, Mireille Delmas-Marty, professeure au collège de France, explique que ce glissement sécuritaire que nous vivons comme un autoritarisme, peut se changer en totalitarisme. Une telle alerte fait froid dans le dos. Oui l’extrême droite est aux portes du pouvoir, voire a déjà un pied dedans, et les politiques menées ces dernières années nous laissent sans le rempart du droit pour faire face. C’est sur le dos des minorités que toutes ces lois ont été votées ; on voit bien aujourd’hui qu’elles se traduisent en effondrement des libertés pour toutes et tous.
L’islamophobie sur fond de racisme postcolonial semble endémique. Quels sont les éléments qui les réactivent aujourd’hui?
Y. L. Cette islamophobie est comme un virus dormant qui se réveille lorsque les conditions sont réunies. Aujourd’hui, le virus a même muté au vu du peu de résistance des institutions, de l’état du débat public et la normalisation totale de l’islamophobie au sommet de l’État. Rappelons-nous : Darmanin a accusé Le Pen d’être trop molle, non pas sur l’islamisme, mais sur l’islam.
« La gauche a soit refusé de prendre au sérieux l’islamophobie soit l’a alimentée »
Dans les plis du repli, il y a des mouvements sociaux de la classe ouvrière immigrée des années 1970, assimilés à de l’agitation communautaire voire à du terrorisme.
J.P. Ce qu’il s’est passé dans les années 1980 est très éclairant pour comprendre l’état du débat public aujourd’hui. Cette mémoire renvoie à une trahison de la gauche d’une telle ampleur qu’il est diffcile de l’admettre pour les électrices et électeurs de gauche. On se souvient généralement du « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, un moment pendant lequel le Parti Socialiste se reconfigure idéologiquement en tournant le dos aux classes populaires pour adopter les thèses néolibérales et se construire une respectabilité auprès des milieux d’affaires. Mais on se souvient moins que ce tournant a eu pour premières victimes les classes ouvrières immigrées. Ce qui ressort des archives visuelles de ces années-là, c’est la manière dont le gouvernement de gauche a donné une monumentale résonance médiatique aux accusations portées par le patronat contre les grévistes, majoritairement immigrés, de l’industrie automobile. Accusations selon lesquelles les grèves étaient menées non pas pour exiger de meilleures conditions de travail, mais qu’elles seraient le fait d’une agitation religieuse extrémiste.
L’islamophobie a été utile à la gauche pour décrédibiliser les mouvements sociaux menés par les travailleurs immigrés, alors qu’il était attendu qu’elle les soutienne. C’est pendant le mandat de François Hollande que Manuel Valls, devenu Premier ministre, a affirmé, en pleine mobilisation contre la loi El Khomri, que ce qui prime ce n’est pas le chômage mais la bataille identitaire. Au point que Marine Le Pen a déclaré qu’elle avait l’impression de se lire en lisant les propos de Valls sur l’islam.
Quelles sont selon vous, les exploitations politiques de ces dérives ?
J.P. L’extrême droite se retrouve sans réelle opposition depuis des décennies, sa normalisation était inéluctable. L’islamophobie a fait converger les tenants de la « néo-laïcité », qui est la laïcité redéfinie pour être un concept islamophobe, et la fachosphère. Malheureusement, la gauche a soit refusé de prendre au sérieux l’islamophobie soit l’a alimentée, tout en se proclamant républicaine et défenseure de la laïcité. Elle a porté aux portes du pouvoir les héritiers de Pétain.