Présenté ce 28 mars dans le cadre du Festival Printemps du film engagé, au Cinéma Le Gyptis, , en présence des acteurs, le film de Jean-Claude BARNY retrace la pensée et la vie du psychiatre qui théorisa le lien entre aliénation et colonialisme.
Sortie officielle le 2 avril 2025.
Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre français originaire de la Martinique vient d’être nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. Il est également l’un des penseurs de l’anticolonialisme. Il perçoit les origines de l’aliénation dans le contexte colonial et développe une nouvelle psychiatrie dans le contexte de la guerre d’Algérie où se livre un combat au nom de l’Humanité.
Vous avez réalisé différents films et séries en lien avec les thématiques de l’histoire et de sa fonction sociale comme dans Nèg marron ou Tropiques amers, consacrer un film à la figure de Fanon, était-ce un défi, une mission de transmission pour vous?
Probablement, une place plus aboutie dans ma fonction de cinéaste mais également dans ma réflexion propre sur la pensée de Fanon. Ce qui m’amène à produire un contre-récit, en s’entourant d’acteurs et de complices, eux-mêmes engagés dans cette volonté de bousculer le récit mainstream. Il s’agit avec Nèg marrons, de réhabiliter ma vérité sur les Antilles, au sein d’un cinéma français qui n’est pas déconstruit sur les questions coloniales, voire qui s’inscrit dans le continuum colonial. Ce combat n’est pas seulement celui qui consiste à revendiquer plus d’acteurs.trices noir.e.s dans le cinéma, qui resteraient à la marge, et qui se voient refuser l’opportunité de rôles à la hauteur. Il s’agit du refus des acteurs, réalisateurs, scénaristes noirs de participer à cette grande mascarade qui consiste à renforcer des préjugés hérités de l’époque coloniale, même si certain.e.s y participent toujours.
Comment avez-vous réalisé le casting ?
Avec la directrice de casting, Sylvie Brocheré, nous avons sollicité Alexandre Bouyer qui est charismatique mais ne correspond pas aux critères qu’on attend en France, d’un acteur Noir. Et comme il n’y a pas de premier rôle écrit pour lui, il est sous-employé. Fanon est son premier grand rôle au cinéma, il est le futur du cinéma français. J’ai eu la chance de m’entourer de grands acteurs, tels que Déborah FRANÇOIS qui campe Josie FANON, Salem KALI qui joue le rôle de Abane RAMDANE et Mehdi SENOUSSI, Hocine, l’adjoint de Fanon. L’écriture du scénario a nourri le choix du casting.
La musique du film est ponctuée par de nombreux morceaux de jazz, Fanon était-il amateur de jazz?
Fanon aimait la biguine et le jazz qui était synonymes de sa douleur. Dans le film Fanon interroge Hocine sur la musique châabi et le sens des paroles, il perçoit la dimension spirituelle des combats des peuples au travers de leur expression musicale.
Vous avez choisi d’intégrer des passages des Damnés de la terre, ce qui participe à éclairer la pensée de Fanon, en contexte, aviez-vous cette intention pédagogique ?
Avec Special Touch Studios animée par Sébastien Onomo, c’est une maison de production, centrée sur la recherche des films historiquement manquants. Avec Philippe Bernard co-scénariste, nous étions évidemment portés par l’enjeu de rendre la pensée de Fanon, accessible au plus grand nombre. Cette complicité a permis cette sélection, sans paraphrase et avec toute la nuance de cette pensée. Comme le disait Fanon, Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir, nous avons pris notre part avec la réalisation du film qui lui est consacré.
La figure de Josie Fanon apparaît comme centrale dans son rôle auprès de son mari mais en tant que militante à part entière et assistante dans la production intellectuelle de Fanon? Avez-vous voulu réhabiliter sa place ?
Tous les écrits de Fanon porte cette intention d’égalité. On peut lire en sous-texte dans l’exigence de réhabiliter la personnalité de Frantz Fanon, le risque de centraliser sur la figure romanesque de Fanon. Impossible pourtant d’appréhender la construction d’un homme, sans décrire son contexte familiale, amicale ou militant. Il nous est apparu évident qu’il était important de rendre à Josie, sa place qui a consisté à documenter par la photographie, le travail de retranscription des livres de Fanon, et a aussi participé à faire circuler les manuscrits, vers l’équipe de son éditeur, Maspero. Josie n’ignorait rien de l’activité militante de son époux, elle était personnellement engagée en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il était important qu’elle soit réhabilitée dans sa fonction de photographe, et de documenter son propre engagement.
Une fois nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, Fanon s’illustre par ses méthodes qui contrastent avec celles des autres, comment avez-vous documenté cet aspect ?
Le film se structure autour du livre Les Damnés de la terre, et le plus dur a été de rendre vivant ce matériau intellectuel. C’était un travail en binôme avec mon scénariste Philippe Bernard. L’enjeu de Fanon et de son équipe éclairent sur l’analyse des traumatismes produits par la violence coloniale et pour expliquer l’état psychologique, émotionnel et physique des patients.
À partir de son expérience de noir minoritaire au sein de la société française et de ses observations en Algérie, il rédige Peau noire, masques blancs, dénonciation du racisme et de la « colonisation linguistique » dont il s’estime lui-même être une des victimes en Martinique.
Sa volonté de désaliénation et de décolonisation du milieu psychiatrique algérien s’oppose de front aux thèses racistes de l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’indigène comme : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles ».
Ainsi, il rappelle que : « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ».
Le film éclaire le lien avec les révolutionnaires algériens d’Alger à Tunis et notamment avec Abane Ramdane qui sera exécuté dans les luttes internes aux révolutionnaires, sommes-nous toujours dans cette séquence historique ?
Le 7ème art s’inspire de faits réels pour restituer le récit et sublimer les faits historiques. Abane Ramdane a été abattu dans sa voiture mais la scène réalisée permet au spectateur d’illustrer cette séquence autour de la trahison, et de ce qui vit le militant indépendantiste en comprenant qu’il a été trahi. Cette séquence montre combien la confiscation de la révolution algérienne a été rapide et violente, dans cette démarche complexe qu’est celle de la recherche de liberté des peuples.
On retrouve les psychiatres Alice Cherki, Jacques Azoulay et Hocine ? Ces compagnons de route révèlent toute la diversité des positions dans l’Algérie coloniale mais la figure du sergent Rolland qui pratique la torture au nom de la France et finit par souffrir de troubles mentaux est assez inédite, qu’elle était votre intention en valorisant ce personnage ?
Tous ces personnages sont importants car ils font partie de l’histoire de la psychiatrie. Il avait engagé tout son staff médical. Celui qui souffre a des raisons de souffrir. Les troubles psychotiques sont liés à la déshumanisation et la maltraitance liés à la colonisation. Le personnage du sergent Rolland illustre que l’on ne peut pas soigner l’un sans l’autre, le colonisé sans le colon. Celui à qui on demande d’opprimé subit un ordre maléfique. Cette figure systémique dont le système colonial donne l’ordre d’être tortionnaire est aussi pathologique. Mehdi Senoussi qui joue Hocine, l’acolyte de Fanon restitue également la participation des algériens à égalité et sans imposture. Il fallait désaliéner jusqu’au bout en remettant chacun à sa juste place.