Amazighe, une mémoire tatouée

« Amazighes – Cycles, parures, motifs » : la célébration d’un matrimoine universel au Mucem

Du 30 avril au 2 novembre 2025, le Mucem accueille l’exposition « Amazighes – Cycles, parures, motifs », une immersion sensorielle et anthropologique dans les cultures amazighes, à travers plus de 150 objets et œuvres allant du XIXe siècle à nos jours. Portée par l’architecte et anthropologue Salima Naji, commissaire de l’exposition, et scénographiée par Claudine Bertomeu, cette proposition articule esthétique et savoirs traditionnels en mettant en valeur un héritage immémorial, inscrit dans les cycles de la vie et du vivant.

Rites de passage et savoirs gravés

Organisée autour des cycles de l’existence – naissance, enfance, puberté, mariage, maternité – l’exposition déploie un parcours initiatique. Elle s’ouvre sur les figures archétypales des déesses mères, symboles matriciels de fécondité, de protection et de régénération, et propose une circulation inspirée des rythmes du corps et de la nature. Parures, objets rituels, poteries, tissages, tatouages : tous portent la trace d’un langage graphique ancien, transmis de génération en génération, comme une mémoire tatouée au creux des gestes.

Le choix des objets, loin d’une démonstration d’accumulation, est guidé par une exigence didactique et symbolique. Chaque pièce raconte une histoire : celle d’un savoir, d’une transmission, d’un rituel. L’exposition fait ainsi dialoguer la tradition avec la création contemporaine, notamment à travers l’œuvre monumentale de l’artiste Amina Agueznay, engagée dans la sauvegarde du patrimoine vernaculaire marocain. Lemétier à tisser, central dans l’espace d’exposition, célèbreégalement le lien entre nature, spiritualité et artisanat. Le tissage, dans cette perspective, renvoie à l’acte cosmique du tissage, la manière de communier avec le vivant.

Une culture sans frontières

Le titre de l’exposition adopte le terme endogène « Amazighe » – au pluriel et dans sa forme inclusive – désignant « l’être libre » (par opposition à argaz, « l’homme »). Il affirme une identité fluide, transnationale, enracinée dans un vaste espace géographique allant de l’Atlantique au Nil, de la Méditerranée au Sahel. L’amazighité, comme le rappelle la carte introductive, n’est ni une nation ni un régionalisme. Elle se déploie hors des catégories territoriales étatiques et échappe aux assignations identitaires imposées.

Ce rappel est particulièrement pertinent dans le contexte français où, comme le notait Abdelmalek Sayad, les migrants d’Afrique du Nord sont souvent assignés au qualificatif d’« arabe », qui est l’une des composantes des habitants de l’Afrique du Nord dont nombre d’entre eux sont amazighophones – notamment kabyles, chaouis, rifains ou soussis. L’exposition invite ainsi à déconstruire les imaginaires simplificateurs en rendant visible un matrimoine longtemps marginalisé.

Une universalité syncrétique

Le patrimoine amazighe, qu’il soit matériel ou immatériel, ne se limite pas à un territoire ni à une religion. Il traverse les appartenances – amazighes, arabes, juives, chrétiennes, musulmanes, animistes – et s’inscrit dans un fond symbolique partagé par de nombreuses civilisations agraires et autochtones. La « fiancée de la pluie », Tislit n Anẓar (ⵜⵉⵙⵍⵉⵜ ⵏ ⴰⵏⵥⴰⵕ), illustre cette universalité. Ce personnage mythologique, invoqué dans des rituels collectifs liés à la fertilité et à la pluie, manifeste l’interdépendance entre société et milieu naturel et l’exigence des peuples à vivre en symbiose avec leur environnement et ses ressources. 

Le système graphique du Tifinagh, alphabet millénaire attesté dès le Néolithique, sert de trame symbolique. Ses signes, visibles sur les poteries, tapis, bijoux ou tatouages, traduisent une vision du monde où le corps, la terre et le ciel dialoguent dans une grammaire sensible. Il ne s’agit pas de folklore, mais bien d’une cosmologie vivante, toujours en transformation.

Des objets porteurs d’histoire

Parmi les objets présentés, les jarres et mobiliers agraires Ikufan (agadir, guelaâ, ghorfa) utilisées pour stocker blé, figues, fèves ou dattes, témoignent des pratiques collectives de subsistance et des gestes de prévoyance face aux aléas climatiques. Fabriquées en terre crue, ils portent également les empreintes d’une iconographie liée aux corps, aux saisons, et aux forces invisibles et magiques invoquant la protection. 

Le fonds Camps-Fabrer, constitué par l’ethnologue Henriette Camps-Fabrer (1928–2015) et le préhistorien Gabriel Camps (1927–2002), constitue une source précieuse de poteries, bijoux et objets du quotidien, conservés aujourd’hui au Mucem. Ils permettent de relier les récits des expositions aux travaux scientifiques fondateurs des études amazighes.

Marseille, ville amazighe

Dire que Marseille est amazighe n’est pas une tendance, mais une lecture sociologique des dynamiques migratoires et mémorielles, telle que l’illustre la célébration du Yennayer (nouvel an amazighe en janvier). Dès le début du XXe siècle, des Kabyles s’y installent, recrutés comme ouvriers dans les usines, les docks, ou les chantiers navals. Leur nombre croît au fil des décennies, notamment pendant les guerres mondiales, la guerre d’indépendance algérienne, puis les années 1960-1970.

Cette implantation s’accompagne de formes d’organisation communautaire, de transmission linguistique, de pratiques rituelles et festives. Elle a façonné la ville de manière durable, au point qu’on peut aujourd’hui parler d’une Marseille amazighe, au même titre qu’on évoque une Marseille comorienne, arménienne, italienne ou sénégalaise. Les présences amazighes y possèdent une densité historique et une capacité d’expression culturelle fortes.

Une vie culturelle vivace

La scène culturelle amazighe marseillaise est foisonnante : festival Tamazgha, porté par l’association Sud Culture, activités de l’Afk13 (association franco-kabyle), de l’ACA (Association Culturelle Amazighe) ou encore de l’Institut berbère. Elle a reçu des figures emblématiques comme Idir, Takfarinas, Matoub Lounès, Houria Aïchi, ou Syna Awel, qui s’y sont produits devant des publics fervents. Le tissu associatif assure des cours de tamazight, des ateliers de danse(ballets Gouraya), des initiatives militantes pour la reconnaissance de l’amazighité comme une culture à part entière.

Une mémoire orale, féminine et tatouée

Longtemps reléguée à une forme d’arriération ou de barbarie – sous la colonisation comme après les indépendances – l’amazighité a été réinvestie comme fierté diasporique. Elle ressurgit puissamment à l’occasion des Printemps berbères (1980, 2001) ou à travers les réappropriations multiples et expressions artistiques en diaspora.

Cette culture de l’oralité, est aussi le secret des femmes : dans les foyers, par les gestes, les chants, les contes et les tatouages. Ce savoir féminin, longtemps sous-estimé, constitue un patrimoine intime, transmis dans les plis de la parole domestique et des corps marqués.

Pour une reconnaissance politique de l’amazighité diasporique

L’exposition du Mucem dépasse la seule célébration esthétique. Elle invite à repenser les conditions de visibilité des cultures dites minoritaires, en particulier dans une ville comme Marseille, dont l’identité ne peut être comprise sans les apports amazighes. La reconnaissance de ce matrimoine – dans les musées, mais aussi dans l’espace public, les institutions, l’école – est un enjeu politique.

Il ne s’agit pas seulement de préserver, mais de reconnaître, de nommer, de prendre place. L’amazighité, par sa richesse symbolique, par son ancrage dans le vivant, par sa portée universaliste, est un patrimoine commun à valoriser qui sera célébré à l’occasion du AWAD ⴰⵡⴰⴷ Summit, Amazigh Women Awards from Diaspora), initié par l’artiste Raïssa Leï  célébrant les femmes amazighes de la diaspora, du 1er au 4 mai 2025 à Paris (La Belleviloise – Les Folies Bergères).