A l’occasion de la 3ème table ronde Prendre langue, traduire des Nouvelles rencontres d’Averroès, la voix de Cécile Canut, sociolinguistique entre en dialogue avec celle de la philosophe Barbara Cassin et du traducteur de l’arabe, Richard Jacquemond,

L’occasion de revenir sur la façon dont les langues sont soumises à des normes qui font obstacles à leur transmission, leur diffusion ou encore à leur traduction. La table ronde parcourt plusieurs sujets comme celui amorcé la veille par Souleimane Bachir Diagne autour du concept d’ »intraduisible ». Non, qu’il n’y ait pas d’équivalent d’un mot en toute langue, mais plutôt plusieurs et qu’il faut concevoir la traduction dans une temporalité infinie… ainsi l’adage du traducteur pourrait être le vers de Boileau, « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ». 

Evoquant le mythe de Babel, le Coran rappelle « Nous avons fait de vous des Nations…pour que vous vous entre-connaissiez » [Quran 49: 13]. Comme le rappelle Richard Jacquemond, dans le monde arabe, les traducteurs sont aussi célèbres que les auteurs, tant leur rôle est apprécié dans sa fonction globale. Ainsi le châtiment évoqué dans le récit biblique contient-il le secret du trésor, le pluriversalisme de l’Humanité ?

La rencontre élargit le propos autour des pratiques langagières au-delà de leur fonction de communication et désignant un geste intellectuel et politique visant à déconstruire la conception dominante et universaliste de la langue. Les représentations des langues n’échappent pas aux normes établies en contexte colonial et sont historiquement situées. C’est précisément ce qui illustre le concept de “Provincialiser la langue” titre de l’ouvrage de Cécile Canut dont l’approche s’inspire largement de la démarche de Dipesh Chakrabarty, qui rappelle que les savoirs et catégories européennes sont situés, historiques, et non universels.

Mais si les langues ne sont pas de simples outils de communication, que nous dit la traduction ?

Dans un marché linguistique profondément asymétrique, la traduction peut être domination, avec des langues prescrites par leur fonction « professionnelle», d’autres en voie de disparition car leur usage ne serait d’aucune utilité… Pourtant, les langues résistent, ressurgissent, murmurent d’autres vocations, portant en elle, une expression ontologique et poétique profonde. Dans cette résurgence, s’exprime un contre don, une rencontre dans une humanité commune ». Le trait d’union du singulier et de l’universel.

Cécile Canut, nous invite à déplacer notre regard sur la langue, non plus comme une entité fixe, homogène, normée et universelle, mais comme une réalité plurielle, hétérogène, en mouvement, façonnée par des histoires particulières et des pratiques diverses. Cela implique de faire émerger la pluralité des voix, des langues-marges comme le nouchi ou l’amazigh, souvent reléguées comme “dialectes” ou “sous-langues”.

Combattre la domination linguistique impose de réinterroger les langues nationales comme norme unique et comme signe d’appartenance nationale et de “cultivation” sociale, excluant les autres formes langagières. Ainsi, la résistance à l’imposition de la langue nationale ou coloniale repose sur des conceptions locales spécifiques du langage, non standardisées par le modèle hégémonique. Cela suppose une humilité critique de la part des chercheurs pour se défaire des catégorisations naturalisées et des rapports de pouvoir inscrits dans la langue standard.
“Provincialiser la langue” est une invitation à décentrer et historiciser la notion elle-même de langue, à reconnaître sa diversité et son inscription dans des rapports de pouvoir, notamment coloniaux. C’est aussi une démarche à la fois critique et constructive, pour ouvrir d’autres voix et pratiques langagières jusque-là marginalisées, à partir des marges du système dominant. Cette proposition ouvre un champ renouvelé en sociolinguistique critique, en dialogue avec les études postcoloniales et décoloniales.