Depuis les années 1980, notre pays connaît une double dynamique qui interroge l’ancrage patrimonial des populations héritières de l’immigration:
- D’une part, les pouvoirs publics ont fini par s’intéresser aux lieux et objets porteurs des mémoires de l’immigration semblant marquer la fin d’un pays d’immigration qui s’ignore…
- D’autre part, « il y a en France, une multitude de personnes qui ne partagent pas la mémoire du collectif dominant, qui n’appartiennent pas ou partiellement à ce collectif-Nation et surtout qui ont du mal à partager ces émotions patrimoniales ». Ce constat montre combien le patrimoine est socialement construit et qu’il ne suffit pas d’avoir accès aux objets ou lieux patrimoniaux pour comprendre la valeur qu’ils ont prise dans l’imaginaire de l’Autre».
- Pour les pouvoirs publics, ils perçoivent dans ces initiatives de « patrimonialisation », le moyen de changer les représentations et de valoriser la présence mais également l’apport « économique, démographique et culturelle de ces populations, de favoriser leur intégration, en accordant une place légitime à leur mémoire collective et aux éléments qui lui servent de support.
- D’autre part, les migrants et leurs familles expriment une volonté de reconnaissance et aspirent à prendre une place légitime dans le grand récit national.
Depuis le début des années 1990, la question de la patrimonialisation de l’immigration occupe une place croissante dans l’agenda des associations d’immigrés et de descendants d’immigrés et contribue à l’émergence d’acteurs sociaux, certains disent d’entrepreneurs autour des questions mémorielles. Quelles sont les motivations de ces différents acteurs dont l’objectif est la prise en compte de ces mémoires dites de l’immigration?
Et bien, il me semble qu’au travers des initiatives associatives menées par les associations et les acteurs sociaux réunis aujourd’hui autour de cette journée sur Bassens, et tout particulièrement l’initiative menée par l’association Made in Bassens, nous pourrons probablement dégager quelques réponses autour de ces initiatives citoyennes de valorisation mémorielle.
Cette « mise en valeur » des mémoires de l’immigration révèle plusieurs motivations et surtout plusieurs usages de la mémoire : ce sont les figures de ce processus et leur mise en jeu sur des territoires locaux que je vais tenter de présenter au travers des enjeux actuels que révèle ce processus.
Tout d’abord, il est important de revenir sur la notion de patrimoine. De rappeler que le patrimoine n’existe pas à l’état « naturel ». Aucun objet, aucun site, aucune pratique ou tradition n’est un patrimoine par essence mais devient patrimoine à travers un processus, un regard particulier qui le fait apparaître comme tel.
En somme, le patrimoine est socialement construit mais par qui ?
La question de la légitimité de la production de ces savoirs et de ces formes, et davantage leur diffusion dans un espace public plus large, est au cœur de la démarche d’Ancrages et de la journée que nous vous proposons aujourd’hui autour de la cité Bassens.
Cela m’amène à évoquer l’une des fonctions sociales de la mémoire¹, la fonction de réflexivité. Cette fonction révèle l’évaluation critique de sa propre destinée, ce qui revient à dire faire acte de mémoire pour faire acte de conscience. Dans cette fonction, la mémoire est mobilisée pour. Se souvenir pour, ou, oublier pour. La mémoire est un cadre d’analyse pour se situer dans une histoire, pour définir son mode d’affiliation. Mémoire de la raison, plus que mémoire du cœur. C’est une mémoire négociée qui se veut volontaire, elle est travaillée dans un discours rétrospectif par la nécessité d’une organisation et d’une réorganisation de la vie du sujet. Se souvenir, c’est accepter de s’inscrire dans un héritage jusque-là dénié. Son mode narratif est le « je ». Elle utilise la mémoire individuelle et collective.
Cette fonction s’inscrit dans une forme de remobilisation et d’empowerment.
Nous sommes convaincus qu’accompagner ce processus de mise en récit des mémoires de l’immigration et de leur restitution dans l’espace public est fondamentale. Nous sommes à l’intermédiation de l’intime et du public, du récit et de l’archives, de la source et de la ressource.
De fait, le processus de patrimonialisation comprend plusieurs phases, dont au moins trois nous semblent à ce jour essentielles et révélatrices d’une demande sociale de mémoire :
Cette démarche contenue dans les principes de la convention de Faro, aboutissement des travaux du Conseil de l’Europe depuis près de 30 ans, offre un cadre d’intervention à un nombre croissant d’acteurs locaux. Sa particularité est de poser le droit au patrimoine culturel comme élément structurant. En s’appuyant sur la fondation d’un droit individuel, dans la lignée des droits de l’Homme, et face au risque de devenir des « clients » du patrimoine, elle propose de faire passer chaque citoyen de bénéficiaire à un statut d’« ayant droit ». Le plus important, ici, est moins de déterminer précisément ce que sont les patrimoines culturels, que de poser les libertés individuelles et les droits en termes d’accès et de participation qui s’y rapportent…
L’objet ou le lieu patrimonialisable, révélé par une étape de négociation sociale, serait alors celui dont la valeur d’usage aboutit in fine à la mémoire de « tous » les membres de la « communauté patrimoniale. Il implique plusieurs parties prenantes, habitants, acteurs sociaux et institutions, bailleurs, plusieurs sources d’archives mobilisables (archives publiques, privées, récits, mémoires vivantes, littérature, balades patrimoniales …), plusieurs démarches, citoyennes, archivistiques, artistiques, universitaires … cette ensemble animé par des communautés patrimoniales composées de personnes attachées à un ensemble patrimonial donné. Comme le rappelle Jean Michel LENIAUD, auteur de L’Uthopie française, essai sur le patrimonial (Ed. Mengès, Paris 1992), la valeur conflictuelle du patrimoine dépasse les seules questions de valeurs communes et de vivre ensemble et invite chacun à innover dans son mode d’action de façon à prendre en compte de manière positive, les diversités patrimoniales. Il semble que les nécessités du présent l’imposent.
C’est au cœur de cette dynamique complexe que se situe l’expérience de notre association et de nombreux acteurs qui ne situent plus la question du patrimoine comme un monopole public ou un pré carré universitaire mais comme un droit fondamental et un bien collectif dans lequel le citoyen est acteur.
La prise en compte de la mémoire de l’immigration traduit l’ancienneté du phénomène migratoire, son interrogation en tant qu’héritage français révèle la nécessité pour tout groupe social confronté à la question de la pérennité de son identité et à la pluralité de ses appartenances. D’autre part, la mémoire de groupe social est aussi un enjeu politique, une façon de définir son identité et de construire son histoire.
Enfin, il est important de rappeler ici l’enjeu pour les pouvoirs publics que revêt cette mémoire officielle parfois folklorisée comme l’expression du rapport de domination et ou d’instrumentalisation du fait mémoriel…. Le risque est celui de passer sous silence les inégalités et oppressions vécues d’une part et de masquer les dynamiques de luttes des générations précédentes, d’autre part.
Les acquis sociaux des luttes sociales seraient alors présentés comme des « dons » de la société française, du modèle d’intégration, de la générosité de la République…. C’est en construisant ce roman d’oubli du réel tel qu’il a été présenté, et ce roman compatissant, que les acteurs d’aujourd’hui risquent d’intérioriser la « politesse » et la « reconnaissance » qui les posent dans un statut d’objet parlé et non de sujet parlant et revendiquant².
Enfin, les lieux de mémoire dits de « l’immigration » sont des lieux à mémoire multiples qui révèlent la mémoire ouvrière, celle de l’habitat social, des quartiers, des classes marginalisées et des territoires relégués… . Il est donc urgent de les reconnaitre dans cette pluralité de sens pour ne pas contribuer à « altériser » l’histoire des immigrations en France. La mise en œuvre de la rénovation urbaine a été fondamentale pour initier les démarches de collecte des mémoires d’habitants.
Cette journée d’étude a pour objet d’y contribuer en réunissant les acteurs associatifs, culturels, artistiques, et universitaires qui travaillent sur ce territoire pour mettre à plat la question, capitale et urgente s’il en est, du devenir du Patrimoine des quartiers populaires et à travers elle, celle de la place des des habitants dans cette construction.
1. La transmission, La fonction de reviviscence, liée à l’expérience affective et au vécu personnel
2. Collectif Manouchian, « Rapport colonial et mémoire de l’immigration », in, Les Figures de la Domination [En ligne], mis en ligne le : 27/06/2009, URL : http://www.lesfiguresdeladomination.org/index.php?id=207.