5. Se rassembler
Se divertir
Longtemps, dans une perspective déterministe voire misérabiliste, la vie des ouvriers, et plus encore des migrants, n’a été considérée que sous l’angle de leur travail et de leurs besoins fondamentaux (se nourrir et se loger). Or, l’ère industrielle s’accompagne de l’essor de la « civilisation des loisirs » à laquelle n’échappent pas les ouvriers en raison notamment d’une diminution constante du temps de travail.Saint
Le café
Le rôle des cafés dans la sociabilité ouvrière n’est plus à démontrer. Depuis la Révolution française et jusqu’au XXe siècle, ils constituent des lieux de débats politiques, des agoras de la vie citoyenne. Mais ils remplissent également un rôle social : alors que leurs logements sont exigus, souvent peu confortables, et parfois collectifs, les ouvriers s’y retrouvent pour y prendre leurs repas, passer leurs soirées et se divertir. Le jeu, la danse mais aussi bien sûr la musique (comme dans les cafés-concert) trouvent toute leur place dans ces divertissements populaires. Espace de rencontre, le café est aussi un lieu d’embauche pour des ouvriers à la recherche d’une journée de travail. L’ensemble de ces attraits est conservé, voire accentué en contexte migratoire. Le café constitue alors un entre-soi, un lieu qui permet de recréer un peu de la culture et de la sociabilité du pays d’origine. En témoignent les parties de cartes italiennes et le défilé des images au son des chansons maghrébines sur les scopitones.
Les jardins partagés
Réappropriation par les femmes des quartiers populaires de l’espace public, réintroduction de pratiques de jardinage pour des familles issues de migrations rurales ou périurbaines, gain en convivialité et en échanges intergénérationnels et surtout transmission autour de pratiques culinaires, thérapeutiques ou « magiques »… Cette espace est dédié à différents récits, différentes formes iconographiques et ouvre la réflexion sur les différentes actions menées dans le cadre du projet des Semis des migrations.
« Collectifs de petites parcelles potagères (de 100 à 300 m2), majoritairement situés en zone urbaine et périurbaine, mais dissociés des lieux d’habitation de leurs exploitants qui les mettent en valeur à des fins d’autoconsommation familiale » 1 Cadre idéal d’expression des attentes de la ville envers l’agriculture de proximité, ils traduisent, par conséquent, les caractères productifs, sociaux, culturels et environnementaux de l’agriculture urbaine.
VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 10 numéro 2 , septembre 2010.
L’un des enjeux majeurs de l’agriculture urbaine est donc d’ordre social et culturel. Il s’agit en effet pour elle de répondre aux attentes citadines quant à l’authenticité du territoire vécu, de « rendre la ville habitable » (Donadieu, 1998) en fonction de critères largement répandus. Elle s’impose, il est vrai, dans l’imaginaire collectif comme la gardienne de traditions passées et de savoir-faire ancestraux. Elle devient, de ce fait, pour les urbains la référence culturelle essentielle de leur lieu de résidence, la mémoire territoriale d’un passé idéalisé.
Liste des jardins partagés de Marseille Libres Chemins
Le stade
Si le sport naît au XIXe siècle au sein des catégories sociales privilégiées, il ne tarde pas à se répandre par capillarité aux autres catégories et notamment les ouvriers. Certaines pratiques sont privilégiées, comme le football, encouragé par les patrons en vue d’encadrer leur main-d’œuvre dans une perspective hygiéniste et fonctionnaliste. Église, syndicats ou encore partis politiques proposent également par la suite aux « ouvriers d’ailleurs » d’occuper leur temps libre la balle au pied. La constitution de clubs communautaires fait écho aux formes habituelles de regroupement de migrants dans le pays d’accueil. La formation d’un club de football valorise les origines tout en ouvrant vers une sociabilité plus large par la participation aux championnats locaux. Si le football participe assurément d’un processus d’intégration, il permet aussi de donner de la visibilité à l’immigration notamment dans le soutien apporté à des joueurs de même origine ou à des équipes, notamment la sélection nationale, du pays de départ.
Militer et s’engager
D’abord, quand on est immigré, on a intérêt à se faire tout petit, surtout avec le chômage qui rôde. Pris dans une manif, ou à un meeting, c’est la carte de travailleur qui saute, la carte bleue. Tu te retrouves avec la carte verte, pas le droit de mettre les pieds sur un chantier, juste celui de faire du tourisme. Ou même carrément expulsé (…).
CAVANNA, Les Ritals, 1978
Il s’agit de voir comment le recours à la main-d’œuvre étrangère considérée comme un « remède » qui existe par « bonheur » lorsqu’il faut faire face aux besoins créés par l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, devient un péril majeur lorsque survient la crise des années 30, tandis que la xénophobie atteint son paroxysme avec l’arrivée des réfugiés espagnols en 1939.
PINARD, Du Noir au Rouge, 2002
Le combat que la IIIe République a mené contre l’Église a fait triompher en France une conception de la laïcité fondée sur une stricte séparation de la vie privée et de la vie publique. Les caractéristiques religieuses, culturelles, et plus généralement tous les éléments rappelant l’origine particulière des individus issus de l’immigration ont été maintenus en dehors de la vie politique. Mais la loi de 1901 sur les associations a fourni un cadre – toujours en vigueur aujourd’hui – à l’intérieur duquel les immigrants ont pu entretenir leurs particularités. De plus, la naissance des luttes ouvrières a permis aux migrants de se souder entre eux et avec les français de naissance.
Les différentes et successives vagues de rejet dont les migrants vont être la cible ont pour conséquence de souder les différentes communautés entre elles. En effet, dès la fin du XIXe siècle on commence à s’inquiéter du nombre croissant de ces étrangers qui viennent « manger le pain des Français ». Les années 1890, marquées par la crise du boulangisme et l’affaire Dreyfus, voient s’installer un lourd climat de xénophobie. Des événements dramatiques touchent la communauté italienne : les « Vêpres marseillaises » en 1881, les lynchages d’Aigues-Mortes d’août 1893, à Lyon les pillages et les incendies des 24 et 25 juin 1894, faisant suite à l’assassinat du président Sadi Carnot par un anarchiste italien ; à Besançon, en mars 1890, des bagarres opposent ouvriers français et ouvriers italiens aux Prés de Vaux. Au début du XXème siècle, les traités (Triple Entente et Triplice) divisent l’Europe en coalitions rivales. Le climat est alors très défavorable aux étrangers, notamment à l’égard des Allemands et des Italiens. Dans les années 1910, la menace de la guerre favorise une psychose de l’espionnage qui se prolongera tout au long de la guerre de 1914-1918.
Une fois la paix revenue, il devient évident que l’économie française manque cruellement de bras. Dans les années 1920, l’immigration est devenue indispensable : il faut « encourager les étrangers qui le méritent à prendre place dans la nation française amoindrie par la dénatalité et la guerre ». Cependant, au début des années 1930, la « Grande dépression » atteint la France. La montée du chômage ravive, entre nationaux et non-nationaux, les tensions qu’une partie de la presse ne manque pas d’attiser. Certaines professions (médecins, avocats) se ferment aux étrangers. De nombreux travailleurs étrangers, en majorité polonais, sont expulsés de France avec leur famille. La réglementation des années 1930 aura ainsi préparé le terrain au régime de Vichy. En atteste le décret du 12 avril 1939 qui soustrait les associations d’étrangers au droit commun. Elles ne seront réintégrées dans le droit commun qu’en 1981.
L’association
La participation à la vie associative manifeste souvent la volonté de se retrouver entre soi sur la base d’une valorisation des origines nationales ou locales. Dans ce cas, les activités culturelles, au-delà de leur fonction distractive, sont dédiées au maintien de liens avec le pays ou la région de départ. Dans d’autres cas, plus récemment, les migrants ont développé un associationnisme plus ancré dans la société d’accueil au travers d’associations de quartiers. L’action s’y fait plus militante en vue de créer de meilleures conditions de socialisation. Quelle que soit leur forme, ces associations constituent des lieux d’expression de solidarités entre populations issues de l’immigration.
Les docks
Les docks de Marseille ont non seulement fourni de nombreux emplois aux migrants, mais ont aussi constitué un haut lieu de la contestation ouvrière de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les ouvriers qui travaillent sur les docks au chargement et au déchargement des navires, incarnent une catégorie sociale à la fois économiquement essentielle et éminemment symbolique. Leur travail a longtemps été précaire et difficile : en 1880, la journée moyenne de travail d’un docker du port de Marseille est de 10 ou 11 heures. Très tôt, les dockers se sont unis pour exprimer leurs revendications et organiser des grèves. Si, en période de crise, ces manifestations ont pu prendre pour cible la main-d’œuvre étrangère sur le thème de la préférence nationale, elles ont aussi scellé à plusieurs moments la solidarité entre ouvriers français et italiens puis maghrébins.
Le pavé
D’une manière plus générale, les « ouvriers d’ailleurs » ont participé activement à l’histoire du mouvement ouvrier en France et dans la région marseillaise. Avec la légalisation des syndicats en 1884, le mouvement s’est structuré. Si les migrants ont fréquemment milité au sein de syndicats émanant de leur pays d’origine (comme les Italiens) ou fondés en France sur des bases communautaires (comme les Maghrébins), l’idéologie internationaliste sur le thème « prolétaires de tous les pays, unissez vous » a permis des rapprochements et favorisé l’intégration sociale. Les grandes centrales syndicales françaises ont ainsi milité en faveur de l’égalité des droits pour les ouvriers étrangers. Par la grève ou en battant le pavé, les ouvriers d’ici et d’ailleurs ont donné à voir l’expression d’une solidarité fondée sur l’appartenance sociale par delà les identités nationales.
Fêtes et rites en partage
Dans un contexte marqué par le déracinement et la confrontation à une société d’accueil dont on ne maîtrise pas tous les codes, les migrants affirment souvent le besoin de se rassembler afin de maintenir un lien formel avec la culture d’origine et de consolider les rapports de solidarité au sein de la communauté migrante. Les lieux de culte, commémoration, fêtes rituelles constituent des pôles importants d’agrégation.
Lieux de culte
Dans nombre de cas, la religion peut être considérée comme un facteur identitaire essentiel pour les populations migrantes au sein d’une société française fortement sécularisée où préside le principe de laïcité. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les catholiques restent largement majoritaires dans la population immigrée, avec cependant des minorités chrétiennes qui s’individualisent, à l’image des Arméniens ou des orthodoxes grecs et russes. Cependant, les catholiques ont toujours eu à disposition une église de village ou de quartier. À partir des années 1950, les effectifs des musulmans se renforcent et deviennent majoritaires en raison de l’arrivée de nombreux Algériens, Tunisiens, Marocains, noirs d’Afrique sub-saharienne, Turcs ou Comoriens. Cette diversité se traduit par une variété de lieux de culte et de rituels. Cependant, les lieux de cultes n’existent pas quand ils arrivent et bien souvent la population s’oppose à leur construction. Beaucoup d’ouvriers musulmans vivant en France depuis les années 1950 ou 1960 ont pour cette raison été privés d’une mosquée, ce qui a accentué le repli des pratiques dans l’espace privée. Les églises ou les mosquées offrent toutefois d’une manière générale, bien au-delà de la seule quête spirituelle individuelle, un cadre collectif rassurant souvent en relation avec la culture d’origine.
Fêtes publiques et privées
Les fêtes privées sont celles qui ne concernent que la cellule familiale ou qui sont pratiquées à l’abri des regards extérieurs. Dans ce cadre, le mariage constitue la fête familiale la plus importante pour les immigrants. Elle peut marquer l’union de deux familles de même origine, elle peut consacrer l’alliance de deux groupes différents. On peut cependant mentionner d’autres fêtes rituelles privées comme la vénération des dieux familiaux pour les chinois ou la circoncision pour les juifs ou les musulmans qui marque l’appartenance au groupe.
En ce qui concerne les fêtes publiques, elles sont souvent d’ordre religieuses. Le 15 août, fête de la Vierge, donne lieu à de grandes processions auxquelles sont attachées les portugais ou les italiens. La Pâque byzantine est l’occasion de mobilisation comparable. Ces dernières années, la communauté chinoise a accrue sa visibilité grâce aux défilés colorés qu’elle organise lors des fêtes célébrant le nouvel an et l’avènement du printemps qui sont des occasions d’honorer les ancêtres. Chez les musulmans, la fin du ramadan est célébrée par l’Aïd-el-Séghir, la “petite fête”, qui complète la “grande fête” de l’Aïd-el-Kébir, au cours de laquelle les familles se réunissent pour sacrifier le mouton en l’honneur d’Abraham. Yom Kippour est la fête juive la plus connue et la plus respectée par les juifs du monde entier. Ces fêtes religieuses sont certes d’importantes occasions d’exprimer publiquement l’existence de ces communautés mais ce ne sont pas les seuls. En effet, les écoles, les associations, les clubs sportifs organisent souvent une fête annuelle autour d’un repas qui sont autant de moyen de tisser des liens avec les populations du quartier.
Lieux de mémoire
La France ne dispose pas d’un lieu symbolique qui rendrait hommage au rôle que les migrants ont joué dans le développement économique et culturel de la nation française comme il en existe dans tous les autres grands pays d’émigration (Ellis Island, New York par exemple). Ceci est aujourd’hui une nécessité impérieuse. Les communautés issues de l’immigration entretiennent la mémoire de leur origine en célébrant les grandes dates de leur propre histoire nationale ou évènements tragiques dont ils ont été victimes (les arméniens continuent à entretenir le souvenir du génocide perpétré par l’armée turque en 1915). Pour les migrants installés en France après la Seconde Guerre mondiale, les commémorations sont généralement en lien avec l’histoire coloniale. La guerre d’Algérie constitue aujourd’hui l’un des principaux enjeux de mémoire.
Il existe peu d’aménagement spécifique dans les cimetières. Les associations ont du lutter longtemps pour que des carrés musulmans soient aménagés. Un effort plus sérieux a été accompli pour les tombes militaires, en effet on retrouve un grand nombre de cimetières militaires pour honorer les migrants venus de l’étranger et des colonies et qui ont payé un lourd tribut aux combats.