Toutes les deux semaines, la newsletter d’Ancrages dresse le portrait de l’un de ses adhérents. Merci à eux de soutenir et de faire vivre Ancrages au quotidien et d’avoir accepté de répondre à nos questions. Bonne lecture !
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis André Donzel, sociologue, actuellement chercheur honoraire au CNRS, ce qui est une manière diplomatique de dire que je suis retraité, sans être totalement frappé d’incapacité intellectuelle… J’ai effectué toute ma carrière à Aix ou à Marseille : d’abord comme attaché de recherche au département de Sociologie de l’Université de Provence à Aix, puis après mon intégration au CNRS en 1980, à l’EHESS à la Vieille Charité à Marseille et enfin, de 1993 jusqu’en 2014, à la MMSH, à nouveau à Aix.
Mon domaine de spécialisation initial est la sociologie du développement. J’ai été orienté dans cette voie par mon directeur de thèse, Yves Goussault, qui était un des grands pionniers de cette discipline en France, en tant qu’animateur de la revue « Tiers Monde », aujourd’hui disparue. La particularité de cette branche de la sociologie était de s’intéresser à des terrains dits « périphériques », le plus souvent ruraux, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale. C’est comme cela que je me suis retrouvé à faire des enquêtes sociologiques dans les quartiers Nord, qui étaient des objets d’études très délaissés à l’époque, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui.
Par la suite, Marseille est resté mon terrain d’observation privilégié. J’ai eu à y réaliser de nombreuses études sur des questions très diverses ayant trait à son économie, son aménagement urbain, sa structuration sociale, sa vie culturelle, sa gouvernance politique… Mais, parallèlement, j’ai eu la possibilité d’élargir mes recherches à d’autres horizons à l’occasion de plusieurs programmes de recherches comparatives sur les villes, d’abord sur la question de la gouvernance urbaine en Europe, puis sur les enjeux du développement durable dans les villes méditerranéennes (Europe du Sud, Turquie, Maghreb avec quelques incursions en Afrique sub-saharienne). Enfin, depuis quelques années, grâce à des de collègues vietnamiens, je m’intéresse aux villes asiatiques, et plus particulièrement à Ho Chi Minh Ville (l’ancienne Saigon), qui avec sa région du Delta du Mékong est en train de devenir l’une des grandes mégapoles mondiales.
J’ai essayé de synthétiser les résultats de mes recherches dans plusieurs publications. Sur Marseille, j’ai écrit deux ouvrages, rassemblant mes réflexions sur l’évolution de cette ville. Dans un premier ouvrage, paru en 1998, intitulé « Marseille, l’expérience de la cité » j’ai essayé de montrer que le paradigme de la Cité avait structuré la ville dans la longue durée. Présent dès l’origine, il l’a façonnée spatialement, socialement, et politiquement jusqu’à une période récente. Dans un second ouvrage, paru en 2013, « Le nouvel esprit de Marseille », je me suis intéressé à l’émergence et à la mise en place d’un nouveau concept de développement : la métropolisation. D’abord plutôt réticente à l’injonction métropolitaine, la ville va peu à peu s’y plier. Elle y gagnera une position renforcée dans la globalisation économique mais au prix d’un renoncement presque complet à tous les fondements de sa tradition civique (souveraineté locale vs gouvernance externalisée, cohésion sociale vs performance économique), ce qui va la plonger dans un profond état d’anomie culturelle. André Donzel – Biographie, publications (livres, articles) (editions-harmattan.fr)
En ce qui concerne mes travaux situés hors Marseille, mes publications sont plus dispersées dans des chapitres d’ouvrages collectifs ou des articles dans des revues spécialisées.. Mais je me préoccupe d’en faire la synthèse. A travers mes différentes recherches, depuis mes travaux sur Marseille jusqu’à mes dernières investigations sur les villes asiatiques, un thème récurrent s’est imposé à moi : la question de la métropolisation. J’ai une publication en cours sur ce sujet, mais elle n’est pas encore achevée. On peut cependant en avoir un aperçu dans la conférence que j’ai donnée récemment à l’Université populaire de Marseille et qui s’intitule « La métropolisation, un horizon indépassable ? ».
2. Quel est votre lien à l’objet d’Ancrages ?
Mon lien avec Ancrages est très étroit, puisque j’en ai été le président pendant quatre ans, de 2014 à 2018, et que je suis toujours membre de son conseil d’administration…
En pratique, ce qui m’attache à Ancrages c’est d’abord sa localisation ; les quartiers Nord. Je ne suis ni natif ni résident de ces quartiers, mais je ne peux ignorer que c’est là que j’ai fait mon apprentissage de sociologue. Je ne peux pas y revenir sans une certaine émotion en pensant à toutes les personnes que j’ai pu y rencontrer, que ce soit sur le port, dans les entreprises, les quartiers, les cités, les lieux culturels, voire les institutions politiques. J’y ai ressenti beaucoup d’indulgence à mon égard et surtout un très grand sens de la fraternité. Ici, on se sent vraiment appartenir à la grande famille humaine… L’autre raison qui m’a incité à m’engager dans le projet d’Ancrages, c’est la qualité de sa vie associative. J’ai une longue carrière de militant associatif et j’en mesure toutes les difficultés. Mais j’ai rarement connu une association aussi bien gérée tant du point de vue de son administration que de son animation démocratique. C’est une association qui a tout pour grandir encore et s’inscrire dans la durée au service des Marseillais. Malheureusement ce potentiel n’est pas toujours reconnu par les autorités de tutelle.
Mais ce qui me séduit le plus dans ce projet, c’est l’originalité de son message culturel. Marseille est une ville riche sur le plan culturel. Pourtant elle reste très fragmentée culturellement et socialement. Petit à petit, Marseille perd ses lieux de médiation culturelle ; jusqu’à une période récente, le travail, l’habitat, les loisirs assuraient cette fonction de façon presque naturelle. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui ; des années de crise économique et urbaine, ont considérablement réduit l’efficacité de ces interfaces culturelles. Même l’OM n’y arrive plus ! C’est pourquoi je pense qu’il faut que Marseille retrouve le sens de l’interculturalité à travers des lieux qui soient propices à l’échange culturel entre toutes les composantes de la population. L’activité d’Ancrages me parait précisément aller dans ce sens, dans sa triple mission de documentation, de formation et de médiation culturelle…
3. Avez-vous une suggestion culturelle en lien avec les contenus et actions d’Ancrages à proposer ?
Toutes les suggestions que je peux faire sont en rapport avec la reconnaissance de l’identité interculturelle de Marseille. Il est curieux de constater que toutes les grandes villes européennes ont le souci de mettre en avant leur diversité culturelle sauf Marseille. Le résultat c’est que cette ville est l’une des rares métropoles françaises à ne pas figurer dans la liste des « Cités interculturelles » publiées par le Conseil de l’Europe. C’est une anomalie qu’il conviendrait de corriger. Il faudrait pour cela que la Mairie se décide à concourir à ce label.
Plus fondamentalement, je pense qu’il y a un gros travail d’éducation interculturelle à faire à l’échelle de la ville, et pas seulement dans les écoles. La diversité culturelle de Marseille est évidente et très ancienne. Mais elle est souvent abordée de manière négative, alors qu’elle a été et reste une ressource essentielle pour le développement général de la ville. Pour cela il faut un lieu qui soit suffisamment visible à l’échelle de la ville, et suffisamment accueillant pour que puisse s’exprimer toutes les facettes de ce kaléidoscope culturel qu’est Marseille. Beaucoup de villes du nord de l’Europe, à l’exemple d’Oslo, se sont doté de « musées interculturels ». Pourquoi ne pas aller dans ce sens à Marseille ? Le projet de Centre d’interprétation des migrations (CI3M) proposé par Samia Chabani s’inscrit pleinement dans cette perspective. C’est une opportunité à saisir.
Parallèlement à ce grand projet, l’interculturalité doit retrouver sa place dans la vie quotidienne des habitants à l’échelle des quartiers. Le projet de « café citoyen » proposé par Ancrages à partir de la récupération du bâtiment inoccupé de la gare de l’Estaque va dans ce sens. Il pourrait être transposable à d’autres quartiers de Marseille disposant d’immobilier ferroviaire désaffecté. La SNCF, après beaucoup d’atermoiements, semble avoir opté pour une nouvelle utilisation de ses bâtiments. Mais il est à craindre que la dimension commerciale y prenne le pas sur la dimension citoyenne. Encore une fois, l’arbitrage de la collectivité publique sera décisif pour orienter ce choix.