Toutes les deux semaines, la newsletter d’Ancrages dresse le portrait de l’un de ses adhérents. Merci à eux de soutenir et de faire vivre Ancrages au quotidien et d’avoir accepté de répondre à nos questions. Bonne lecture !
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Je fais partie de la génération 68 : j’ai alors 18 ans et je participe tout de suite à la mise en grève de mon lycée. Dans ma famille, on parlait déjà beaucoup politique : contre de Gaulle, pour le Tiers monde, pour la Chine qui paraissait alors un pays en pleine dynamique de transformation populaire, mais aussi sur les difficultés à vivre des viticulteurs du midi et des ouvriers… Alors, je me suis vite engagée dans un idéal révolutionnaire avec une organisation « maoïste ». J’ai abandonné mes études, travaillé en usine, été caissière et manutentionnaire dans une grande surface commerciale, tout en participant au soutien des luttes des travailleurs immigrés… Puis j’ai enseigné (par choix) 14 ans le français et l’histoire géo dans les lycées d’enseignement professionnel en Seine Saint Denis. Rude apprentissage, où j’ai expérimenté ce que je tentais de faire aussi à travers mon militantisme : partir de ce que savent les personnes, de ce qui les motive pour aller plus loin, leur donner confiance dans leurs capacités à comprendre, à agir sur leur situation.
À la fin des années 1970, je décide aussi de changer de lunettes en passant le concours d’entrée à Sciences po ; voir le monde pas seulement par le marxisme, mais par des approches multiples : économiques, politiques, historiques… C’est là que je conforte mon intérêt pour la pratique d’une démocratie directe, par le bas, d’une « politique autrement ». Ma thèse, que j’ai réactualisée ensuite en livre (Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970), ouvre deux nouveaux champs d’intérêt : les nouveaux mouvements sociaux féministe et écologiste, et les luttes urbaines contre la destruction des quartiers populaires, dits « insalubres ». Thèse en poche, lorsque je postule pour enseigner à l’Université, on me fait bien comprendre que je ne viens pas suffisamment du sérail, que, ayant enseigné dans des « classes poubelles ( !), je serais plus adéquate dans… l’enseignement technique !! Je leur fais un pied de nez en passant une agrégation (latin, grec), mais l’enseignement en collèges de banlieue pendant 3 ans me déçoit.
Je démissionne de l’éducation nationale au milieu des années 1990 et me lance dans une nouvelle voie, en apprenant sur le tas le métier de chercheur. Avec une association que je contribue à créer (Interstices), mes recherches portent sur les emplois aidés, précaires, l’insertion, les quartiers d’habitat social… Parallèlement, je travaille avec des assistants de service social de quartiers ou d’entreprise, des animateurs ou éducateurs en formation continue. Avant dernière étape : recrutée en école d’architecture (à Vaulx en Velin, près de Lyon), je travaille avec les architectes et les urbanistes, essaie de faire comprendre aux étudiants qu’il y a des habitants dans les logements et dans les villes, alors que les politiques urbaines et les projets d’aménagement les ignorent ou méprisent le plus souvent…
La politique à la ville. Inventions citoyennes à Louviers (1965-1983), Presses universitaires de Rennes, 2018
Les légitimités ordinaires. Au nom de quoi devrions-nous nous taire ?, L’Harmattan, 2011
C’est cette fréquentation de professionnels et de militants associatifs qui m’incite à un nouveau pas de côté : non plus être chercheur, mais co-construire des projets de recherche à la fois avec des chercheurs et des acteurs de terrain, qu’ils soient professionnels ou associatifs. Mon projet se réalise en 2007, par mon recrutement au ministère de la Culture. J’y ai été chargée de lancer et suivre des programmes de recherche sur les questions interculturelles. C’est au cours de cette expérience de recherche collaborative que je rencontre Samia Chabani et que l’association Ancrages participe à des recherches à Marseille.
2. Quel est votre lien à l’objet d’Ancrages ?
Mon lien avec Ancrages passe par Marseille. C’est le sentiment d’une attache originelle à la ville par ma famille paternelle qui m’a poussée à faire un premier séjour à Marseille. Je voulais préparer un cours sur cette ville, dans le cadre de mon enseignement sur les « politiques urbaines » à l’école d’architecture de Lyon. La ville m’a tout de suite fascinée par ses traces mêlées de grande et petite histoires réappropriées, réinterprétées, enfouies ou exhumées. Les balades urbaines auxquelles j’ai participé ensuite dans des quartiers, avec diverses associations, les nombreuses fois où j’ai été au musée d’histoire, au muséum, au Mucem… m’ont confortée dans mon impression première : c’est une ville monde où l’interculturalité se vit et se révèle dans son épaisseur historique au quotidien. Je peux dire que Marseille, par son architecture, son urbanisme, ses associations, les amies assistantes sociales qui m’accueillaient chez elles quand je venais, a beaucoup contribué à donner sens et forme au programme de recherche que j’ai organisé et à mon lien avec Ancrages.
Responsable des recherches sur l’interculturalité au ministère de la Culture (2007-2015), j’ai choisi d’interroger ce qui fait patrimoine : en quoi est-il interculturel ? Ancrages (et d’autres associations marseillaises) a ainsi participé activement à la création et à l’animation du Groupement d’intérêt scientifique « Institutions patrimoniales et pratiques interculturelles » (GIS IPAPIC) que j’ai initié.
Le livre collectif du GIS IPAPIC : Regards décalés sur des patrimoines silencieux, Éditions HD, 2015
Et son site : www.gis-ipapic.org
Quatre recherches, soutenues par le ministère de la Culture, ont été menées à Marseille sur cette thématique, avec une démarche participative. Toutes ont impliqué à la fois des chercheurs et des membres d’associations, et dans certains cas, des professionnels de musées ou d’archives notamment. Ensemble, nous avons cherché ce qui, dans notre pays, ne fait pas patrimoine et pourquoi : pourquoi la mémoire des immigrés si nombreux à arriver à Marseille n’est-elle pas reconnue ? pourquoi les habitats auto construits (dits bidonvilles) sont-ils absents de cette histoire ? pourquoi les violences racistes, les meurtres et disparitions d’hommes et de femmes, luttant pour l’égalité des droits et des conditions de vie sont-ils tus dans l’histoire de France ? Ancrages a ainsi contribué à inciter les associations à déposer leurs archives dans les services officiels (tels que les archives départementales), à les diffuser et partager grâce au numérique. Elle a contribué à faire connaitre l’histoire de la rétention et de la détention des Algériens à Arenc. Ces recherches, menées aussi dans d’autres villes en France, et les journées-débats qui les ont accompagnées, ont conduit à éprouver l’interculturalité dans ses implications politiques : reconnaitre les apports et les luttes des migrations dans le récit national ; et au-delà : donner leur place aux voix multiples qui, dans leur discordance, rendent possible l’élaboration d’une histoire partagée post coloniale.
3. Avez-vous une suggestion culturelle en lien avec les contenus et actions d’Ancrages à proposer ?
Depuis plus de 10 ans que je connais Ancrages, je trouve formidables la diversité de ses actions et de ses positions, sa capacité à se redéfinir, à se ressourcer en adaptant ses offres de formation, médiation, information…
Deux points me semblent particulièrement importants pour poursuivre et renforcer le très beau parcours d’Ancrages :
- Développer le lien culturel entre les quartiers nord et le centre-ville grâce à des initiatives croisées. Il me paraît vital de contrer à la racine les stratégies de relégation et stigmatisation de ces quartiers. Marseille a la chance que les quartiers nord soient dans la ville et non dans d’autres communes comme c’est le cas avec Paris et sa banlieue. Ce sont autant de ressources pour renouveler les pratiques démocratiques et démontrer que la valorisation d’un lieu par une occupation temporaire peut être citoyenne et interculturelle, et non marchande. La participation à Coco Velten est un atout en ce sens.
- Développer le potentiel de partage science/société ouvert par la participation d’Ancrages à l’Institut Convergences Migrations. C’est une opportunité majeure pour faire pleinement reconnaître les apports et les compétences associatives aux chercheurs et aux institutions et ainsi combattre la logique d’instrumentalisation et de minoration qui leur est le plus souvent réservée.