4. S’enraciner, ou le temporaire qui dure
Parler (langues d’ici, langues d’ailleurs)
Pour la plupart des immigrés, le français est une langue étrangère. Dès qu’ils ont passé la frontière, c’est comme un mur invisible qui se dresse autour d’eux. Les choses les plus simples de la vie quotidienne deviennent alors autant d’obstacles à surmonter.
A l’inverse, la langue a pu s’enrichir de ces vagues migratoire successifs. A Marseille, la langue française s’est particulièrement enrichie de mot étrangers, substrat des différentes vagues migratoires que la ville a connues. Pour exemple, “scoumoune”, du napolitain “scomunica” “malédiction”, ou “tarpin” terme gitan signifiant “ beaucoup, très” ou encore le terme berbère “aggoune” (“sourd muet”) mais signifiant ici “idiot”, “incapable”.
La maîtresse a organisé une réunion de parents d’élèves, un samedi, pour faire le bilan de l’année. Elle a distribué à chacun de nous un papier à faire signer à la maison. Je l’ai gardé dans mon cartable. Si je l’avais donné à mon père, il aurait posé beaucoup de questions et insisté pour assister à cette réunion. Je ne voulais pas qu’il manque le travail pour si peu. Et puis, qu’aurait-il compris ? Qu’aurait-il dit à la maîtresse ? II l’aurait écoutée comme écoutent les sourds, aurait fait mine de comprendre par des hochements de tête. Mme Valard aurait vite fait de se rendre compte de son état. Je ne voulais pas montrer mon père sous cet angle-là. Elle m’a retenu un soir à la fin de la classe. Elle m’a interrogé sur l’absence de mes parents et je lui ai répondu que mon père travaillait les samedis.
BEGAG, Le gone du Chaâba, Seuil, 1986
Travailler (à l’usine, au chantier….)
Depuis longtemps, l’immigration est le fait de « spécialistes », allant et venant au gré de la demande et des saisons. Avant la première guerre mondiale, Autrichiens, Suisses ou Italiens entrent « naturellement » dans le département des Bouches-du-Rhône.
Ces voisins, immigrés parfois sans le savoir, sont colporteurs, horlogers, maçons, bûcherons, artistes, domestiques, montreurs d’ours, agriculteurs, éleveurs, journaliers, bateliers … Cependant, à partir des années 1850, les Bouches-du-Rhône subissent un exode rural important qui se conjugue avec une baisse préoccupante de la natalité. Le vide ainsi créé appelle le trop-plein d’ailleurs, là où la terre se fait rare et ne suffit plus à nourrir la population.
La première guerre mondiale marque un tournant pour l’immigration. Les hommes sont au front et le manque de main-d’œuvre se fait cruellement sentir. En conséquence, l’État français crée un Service de la main-d’œuvre étrangère (SMOE) chargé de recruter et de placer des dizaines de milliers de travailleurs étrangers. Cette intervention de l’État marque les débuts d’une immigration de masse devenue vitale pour l‘économie française. Effectivement, avec l’hécatombe de 1914-1918 une génération de Français a disparu. En 1919-1920 des accords sont conclus avec la Pologne, l’Italie et la Tchécoslovaquie ; la France étend de la sorte son recrutement vers l’Europe de l’est. Cependant, dès 1919, l’initiative patronale tend à prendre le relais de l’État avec la création en 1924 de la Société générale d’immigration (SGI). Dans l’entre-deux-guerres, cette organisation recrute des travailleurs étrangers (Italiens ou Polonais surtout) destinés à occuper dans les mines, l’industrie et l’agriculture, les emplois les plus pénibles et les plus dangereux. Après la seconde guerre mondiale, les destructions de la guerre sont considérables et la population est en baisse. Pour relancer l’appareil de production, l’État engage alors une nouvelle politique de l’immigration, davantage tournée vers l’ancien empire colonial, et en particulier vers les pays du Maghreb. Il prend alors le monopole du recrutement des étrangers en créant l’Office national de l’immigration (ONI).
L’usine
Des huileries du XIXe siècle aux raffineries de pétrole dans les années 1990, l’usine représente un cadre majeur du labeur des migrants, hommes et femmes. Le travail, physique, répétitif, parfois dangereux ou salissant n’attire guère la main-d’œuvre locale. Ce sont donc les vagues migratoires successives (Italiens, Maghrébins puis Africains) qui viennent accomplir ces tâches difficiles mais nécessaires au succès de l’industrie régionale. Celle-ci, après une longue phase de croissance, connaît des difficultés puis des reconversions qui modifient la structure de l’emploi industriel. L’embauche des migrants dans les usines de la région constitue aussi, comme dans le reste du pays, un enjeu social et politique dans les phases de raidissement national.
Le chantier
À bien des égards le secteur du bâtiment s’articule très étroitement avec le secteur industriel. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il permet, par son dynamisme, d’amortir ses principales crises, en employant une main d’œuvre toujours plus nombreuse. Mais surtout, depuis le début du XIXe siècle, les chantiers de la région marseillaise embauchent majoritairement des migrants, recherchés pour leurs qualités et notamment leur robustesse. Le dynamisme économique local permet de renouveler sans cesse les projets de construction, publics ou privés, à l’exemple du chantier du Canal de Marseille dans les années 1840 ou de la construction des autoroutes dans les années 1970, mais encore le percement de la rue de la République dans les années 1860 ou le chantier Euroméditerranée dans les années 2000. Parmi les ouvriers d’ailleurs, les travailleurs du bâtiment contribuent en outre, par l’édification de leurs maisons, à la croissance des villes de la région.
Peut-être qu’ils ne reviendront pas, ces hommes, ces femmes, qui passent comme des fantômes, en traînant leurs bagages et leurs enfants trop lourds, peut-être qu’ils vont mourir dans ces pays qu’ils ne connaissent pas, loin de leurs villages, loin de leurs familles ? Ils vont dans ces pays étrangers qui vont prendre leur vie, qui vont les broyer et les dévorer.
J.M.G. LE CLEZIO, Désert, 1980
Se loger
Dès leur arrivée dans le pays d’accueil, les travailleurs immigrés sont confrontés au problème du logement. Ils ont souvent recours à l’hôtel ou au garni. Ils peuvent être contraints à des solutions de fortune : ainsi, tel maçon italien dormira sur le chantier où il travaille, tel autre garçon de ferme autrichien étendra sa paillasse pour la nuit dans l’écurie de son patron. Heureusement, la situation des migrants n’est pas toujours aussi précaire.
Mais après 1945, une grave pénurie de logements touche toutes les couches sociales de la population française, sans distinction de nationalité. C’est l’époque où prolifèrent les bidonvilles autour des grandes agglomérations. Or, quand la France entreprend la construction massive et accélérée de logements sociaux, les travailleurs immigrés n’ont pas toujours accès aux HLM (habitations à loyer modéré) qu’ils ont construites.
Le foyer de travailleur migrant
L’expérience migratoire rime souvent avec précarité. Même si les migrants bénéficient d’une embauche, ils ne disposent pas toujours des ressources nécessaires pour se loger. La nécessité de s’abriter conduit alors à des formes d’habitat spontanées ou à des politiques du logement dont les formes marquent encore les paysages urbains aujourd’hui. En 1956, sont créés les foyers Sonacotral (Société Nationale de Construction de Logements pour les Travailleurs Algériens), destinés à accueillir les célibataires originaires du Maghreb.
Le bidonville
Si le mot bidonville est d’origine récente (1953), l’édification de constructions de fortune à partir de matériaux de récupération est une réalité bien plus ancienne. De nombreux migrants employés dans les usines, sur le port, ou dans les chantiers de Marseille résident au début du XXème siècle dans des « enclos », quartiers où, à partir de murs en ruine et au gré d’une voirie sommaire, ils bâtissent des abris caractérisés par leur promiscuité et leur précarité. À travers les bidonvilles, qui témoignent d’une exclusion spatiale et sociale des Trente glorieuses à aujourd’hui, on voit perdurer ces formes d’habitat précaire, où résident la plupart du temps les plus pauvres parmi les migrants, c’est-à-dire les derniers arrivés.
La cité
Le passage à la cité résulte, quant à lui, d’un projet d’amélioration des conditions de logement des ouvriers migrants. Qu’il s’agisse d’une volonté entrepreneuriale ou patronale, avec les cités ouvrières, ou d’une volonté d’État, avec la construction des grands ensembles à partir des années 1950, si l’amélioration des conditions de vie sanitaire est incontestable, la ségrégation territoriale demeure. Les populations autochtones ne tardent pas en effet à quitter les lieux dans les années 1970. Les grands ensembles, qui connaissent une rapide dégradation, n’accueillent plus dès lors que les migrants les plus récents. Lieux de brassage culturel, ils sont aussi le symbole des difficultés sociales contemporaines (chômage, pauvreté, violence…).
Sur le chemin de l’école
Avant 1936, les enfants d’immigrants qui n’avaient pas la nationalité française n’étaient pas explicitement soumis aux lois républicaines sur l’obligation scolaire.
Une proportion importante d’entre eux fréquentait l’école par intermittence. Le Front Populaire met fin à ce laxisme. Depuis une vingtaine d’année, la question de la “deuxième génération” a fait couler beaucoup d’encre. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène nouveau. Depuis le XIXème siècle, les familles d’immigrants fixées en France ont eu des enfants qui ont formés de nombreuses “deuxièmes générations” qui se sont coulés dans le moule de la culture locale. Or le rôle des enfants est loin d’être négligeable. Grâce à leur scolarisation, ils sont dans leur famille les passeurs de la culture française. Ce processus d’assimilation peut être subi ou souhaité, il n’en reste pas moins que l’école est un vecteur d’intégration puissant.
De façon plus générale, la question scolaire a été un thème majeur du débat public au cours des deux dernières décennies. Il faut souligner que le pourcentage d’élèves issus de l’immigration à l’école primaire n’est pas supérieur à ce qu’il était dans les années 30 (entre 8% et 10% de l’ensemble des écoliers). Ce qui fait l’originalité de l’époque actuelle c’est l’allongement de la scolarité et les difficultés pour ces jeunes de trouver un emploi à la sortie de l’école.
“Le maître a toujours raison. S’il dit que nous sommes tous des descendants des Gaulois, c’est qu’il a raison, et tant pis si chez moi nous n’avons pas les mêmes moustaches.”
Azouz Begag, Le Gone du Chaâba, Seuil, 1986