Retrouvez les textes sélectionnés et lus par Jean José Mesguen lors de l’inauguration du nouvel espace d’Ancrages, le 5 juillet 2023. Jean José est professeur honoraire de Lettres modernes et de cinéma, militant associatif et syndicaliste)
1- La discussion sur la migration, être d’ici ou d’ailleurs, est vieille comme ce qu’on a coutume d’appeler la « civilisation occidentale »
Outre que la nature a donné à l’homme l’élévation de l’âme et la force de dédaigner tout ce qui ne dépend pas de son libre arbitre, il a l’avantage de ne pas prendre racine, de n’être pas attaché au sol, et de passer d’un lieu à un autre, tantôt parce que ses besoins l’y poussent, tantôt pour le simple plaisir de voir.
Épictète, Entretiens, II, 24, 9 cité dans Joëlle Zask Se tenir quelque part sur terre, comment parler des lieux qu’on aime [1er siècle après J-C]
Par nature tous en tout et de toute manière nous nous trouvons naturellement être barbares et grecs. Antiphon, Sur la vérité, cité in Barbara Cassin Éloge de la traduction [500 ans avant, soit à peu près à l’époque de la fondation de Massalia par des Grecs débarqués ici]
Il est […] essentiel de formuler un contre-imaginaire qui s’oppose à cet imaginaire dément d’une société sans étrangers.
Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, cité in Barbara Cassin Éloge de la traduction
Les dualités qui nous habitent ne sont pas précises au point de définir les choses par leur contraire. Être ici ne signifie pas que je ne suis plus là-bas. Ne plus être là-bas ne signifie pas que je suis ici.
Mahmoud Darwich
2- En ce XXème siècle, les mots d’un poète français, Saint-John Perse en 1941, évoque celui qui arrive et qui n’a plus de lieu
« « J’habiterai mon nom » fut ta réponse aux questionnaires du port »
Et ces vers, 80 ans avant les drames qui se nouent sur notre Mare Nostrum la Méditerranée
Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves,
Et que toutes choses au monde lui soient vaines, c’est ce qu’un soir, au bord du monde, nous contèrent
Les milices du vent dans les sables d’exil…
3- La migration, ou l’exil, c’est parfois des amours perdus, des familles brisées
Écoutons ces mots écrits par une femme lors d’un atelier d’écriture dans la cité populaire à Sète
Elle reprend le chemin qu’elle connaît si bien
Tant de solitude pour en arriver là
Où peut-elle rester ? Comment subsister ?
Il est parti si loin, dans ces pays si froids
Le murmure du vent renforce son angoisse
Elle retient son souffle, elle a vraiment
La poisse.
4- Celui qui est parti pour gagner de quoi vivre pour sa famille espère souvent revenir, et parfois il ne peut plus le faire
Lionel Spani
Il vient ici tous les matins :
Vieux retraité il a le temps
Et il s’asseoit sur un vieux banc
De la rue Centrale à Peypin.
Il est tout seul : pas de famille !
Venu ici il y a trente ans
Pour nourrir moult et moultes gens
Restés là-bas en Algérie,
Il a oublié le chemin
Du retour et de sa vraie vie.
Il vivote, il va, il survit,
Il n’a plus son destin en main
Et il n’a même pas d’amis.
Mais il n’a pas eu le courage
Comme l’aurait fait un vrai sage
De s’en retourner au pays.
Encor heureux qu’il ait ici
Trois cents jours tout ensoleillés !
Le beau temps l’aide à supporter
L’exil, les regrets et l’ennui.
5- S’il y a des ruptures, provisoires ou définitives, il y a aussi des rencontres, des amitiés, des amours, de nouvelles familles, et des identités recomposées
Georges FRIEDENKRAFT
Métissage
Ils m’ont dit que tes mains seraient
Moitié sapin moitié rizière
Aussi pâles que les bouleaux
Aussi dorées que les volcans
Ils m’ont dit que tes dents seraient
Moitié tigre moitié panthère
Blanches et serrées comme un roc
Dures et bleues comme un couteau
Ils m’ont dit que tes yeux seraient
Moitié iris moitié jachère
Les bourgeons d’un saule amoureux
La ride fleurie d’un ruisseau
Ils m’ont dit tout cela ma douce
Moitié plaisants moitié sévères
Ceux qui voulaient figer de mots
Le caprice ailé de tes jeux
Mais n’en déplaise aux médecins
Aux savants et aux infirmières
Bébé tu es tout à la fois
Tigre et mouton, iris et chêne
Un petit peu du riz d’orient
Mais aussi le blé millénaire
Un petit peu de sapin blond
Mais aussi le bois noir des îles
Il n’est rien de plus chatoyant
Et je le sais comme ta mère
Que deux races deux horizons
Deux peaux deux sangs qui se mélangent
Enfant tu es tout à la fois
Ce qu’ils ont dit et le contraire
6- Même acclimatés, installés, intègrés comme on dit, il nous reste souvent la nostalgie, d’un pays où l’on ne reviendra plus définitivement, un souvenir à la fois douloureux et rassurant
UNE MAISON LÀ-BAS Tahar Ben Jelloun
Une maison là-bas
avec sa porte ouverte
et ses deux tourterelles
récitant inlassablement le nom de l’absent
Une maison là-bas
avec son puits profond
et sa terrasse aussi blanche
que le ciel des constellations
Une maison là-bas
pour que l’errant se dise
j’ai lieu d’errer
tant qu’il y aura une maison là-bas.
7- Et de grands écrivains trouvent les mots pour dire tout cela, souvent plus touchants que ceux que trouvent les responsables politiques les militants les sociologues
Tout écrivain est un aventurier du langage. Quant à son terroir, c’est aussi bien son être secret que la vie des autres, de tous les autres. Et c’est précisément en quoi il est candidat, qu’il le veuille ou non, au métissage culturel. Pour peu que l’on examine la double appartenance culturelle en dehors de toute velléité polémique, il est difficile de ne pas lui reconnaître le caractère d’une « relance » intellectuelle qui anime le débat et fortifie la vision. Dans un monde déchiré, en conflit incessant avec lui-même, toute une catégorie d’écrivains est volontiers en suspicion pour raison de vagabondages. Ils n’ont guère de chances de trouver grâce auprès de sociétés où monte l’intransigeance. Leur faute serait grave, en effet, dans la mesure où il est grave de récuser les cloisonnements absurdes qui divisent l’intelligence. Mais il se pourrait, tout de même, que l’avenir favorise le libre parcours d’une culture à l’autre, sans que l’on ait à passer forcément par les bureaux de l’Unesco. Et ce serait, enfin, la juste réhabilitation du métis.
George Henein
Adonis Les Poètes
LES POÈTES
Nulle part, eux : ils portent la tiédeur
Dans le corps froid de la terre, ils forgent
À l’horizon ses clés.
Ils n’ont laissé
Ni pierre ni foyer
Pour leurs légendes.
Ils les ont écrites
Comme le soleil écrit son histoire :
Nulle part.
Et voici pour finir les mots d’un poète né à Marseille, qui est allé finir ses jours face à la mer en Bretagne (j’ai toujours cru qu’il était breton !). Il écrivit cela en 1899, alors que la presse dominante se déchaînait contre ce qu’elle appelait l’invasion de Marseille par les Italiens
ô Marseille païenne ! ô Marseille chrétienne ! joute de Vénus et de Puget ! galéjade de Mireille et de Monticelli ! Marseille, reine de l’harmonie, de l’amour, de la pitié : palme, laurier, fenouil, olivier ! Marseille, fille de l’Orient ! Marseille, amante de l’Espagne ! Marseille, maîtresse de l’Italie ! Marseille, sœur du monde entier ! Marseille, ô Marseille dont mon enfance a tété le soleil et sablé le mistral, je t’aime, ô mère, ô ma patrie, je t’aime et, malgré ma haine des marchands que recèle ton temple, Marseille, poète à son retour d’exil, je baise ton front d’aurore, tes yeux de cassis, ta bouche de grenade, tes seins d’orange et ton corps d’ambre, tes bras et tes cuisses de marbre, tes pieds de saphir, et je baise encore ton cœur de pourpre et ton âme de diamant, comme je baiserais l’arc-en-ciel de Dieu même, – ô Marseille, salut !